Bruno Lagarrigue

avril 2015

Petit supplément à l’histoire du
Moulin du Blaud de Roffiac (Cantal)

 

 

En 1998, lors de l’inauguration de la réhabilitation du moulin du Blaud de Roffiac (Cantal), Jean CHEVALIER, le président de l’A.A.P.P.M.A. du Pays de Saint-Flour,[1] fit un discours instructif dans lequel il remerciait chaleureusement tous ceux qui avaient conduit à ce beau résultat. Si sa contribution pose les premiers éléments permettant de reconstituer succinctement le passé de ce lieu, elle se concentre principalement sur les remarquables efforts fournis pour rénover le domaine désormais destiné au tourisme halieutique du pays de Saint-Flour. Dans son discours, Jean CHEVALIER mentionnait que les activités du moulin avaient cessé en 1917 et que le domaine était encore occupé en 1971. A cette date, les bâtiments n’étaient déjà plus aussi bien entretenus qu’ils le devaient et vingt ans plus tard, le moulin était en ruine. Il est racheté en 1991 par l’A.A.P.P.M.A., alors encore connue sous le nom d’Amicale des pêcheurs de la Haute Auvergne, pour en faire un Centre de promotion de la truite fario avec vocation de préserver le patrimoine génétique local et de contribuer à la sensibilisation visant la protection de l’environnement.

       Convaincus que les amoureux de ce beau moulin peuvent prendre plaisir à découvrir de nouvelles informations relatives à ce lieu particulier, nous nous proposons de présenter quelques éléments éclairant une période encore inconnue de ce domaine sauvé de la ruine définitive. Ils viennent s’ajouter à ceux déjà révélés dans la récente publication de l’ouvrage intitulé Soupirs d’amours, œuvre romantique inédite du poète sanflorain Jean Xavier Napoléon Vidal 1804-1878.[2]

Attestations les plus anciennes de l’existence du Blaud

La première mention du moulin du Blaud, sous la désignation de molendinum del Beauf, remonte à 1510, comme le signale Emile AMÉ dans son Dictionnaire topographique du département du Cantal.[3] Cet auteur relève que l’existence du moulin de Roffiac est également attestée dans le terrier de la seigneurie de Maurs en 1511[4] sous le nom de Lou Blau, sive del Pont. En 1537, le lieu est nommé La Blau dans le terrier du Chapitre de Villedieu[5]. Le domaine est dénommé Le Blau dans le ‘récépissé [des cens et redevances] de Roffiac pour l’année 1756’ conservé aux Archives départementales du Cantal.[6] Plus tard, la carte des CASSINI, père et fils, publiée en 1779 pour le relevé de Saint-Flour et de ses environs,[7] désigne le moulin comme Le Bleau. La ‘Table des héritages du terrier de Roffiac’ datant du XVIIIe siècle, conservée aux Archives départementales du Cantal donne les informations suivantes : ‘[…] au Blau, Guillaume Rispal, meunier, tient une maison, étable, un ‘chasal’ de maison, basse-cour, ‘batifol’ de drap au-dessous, une autre maison de haut en bas avec deux meules à moudre blé, un moulin à chanvre, etc…’.[8] Enfin, le cadastre napoléonien de 1816[9] donne l’appellation Le Blaud qui lui restera.

Un poète romantique, propriétaire du Blaud de 1854 à 1878

Grâce aux documents sauvés in extremis en 1998 par Geert-Jan Wolfs au château de La Chassagne à Pierrefort, dans lesquels nous avons découvert les écrits du poète Jean Xavier Napoléon VIDAL publiés dans les Soupirs d’amours,[10] il est désormais possible de mieux éclairer une période oubliée de l’histoire de ce précieux moulin. Les archives VIDAL avaient trouvé refuge au château resté inhabité pendant plus de soixante ans après le décès de l’ancien député Armand BORY. Le travail de recherche effectué à propos des poésies inédites qui avaient été abandonnées dans les communs de cette propriété, a permis d’établir le lien entre le domaine du Blaud de Roffiac et le poète romantique sanflorain qui avait acquis avec son épouse Marie CHAUVEROCHE, le moulin avec ses terres le 28 septembre 1854. Le domaine était auparavant la propriété des ‘consorts TRANCHER’ qui ‘le tenaient eux-mêmes de leurs auteurs qui eux-mêmes les tenaient des leurs’, suivant l’acte reçu par Me ACHALME, notaire à Saint-Flour.

       Une description du domaine est donnée dans le Cahier des charges de la vente du domaine du Blaud conservé aux Archives départementales du Cantal.[11] Ce document nous apprend qu’en 1879, la propriété est composée, avec les prés, les pâtures et les terres, de plusieurs ‘immeubles bâtis en pierre et couverts en tuiles creuses’. Il y a ainsi une maison d’habitation, un moulin à quatre tournants dont une meule de la Ferté-sous-Jouarre, un foulon et moulin à chanvre et enfin une étable avec une grange au-dessus.

       Natif de Saint-Flour, VIDAL qui était devenu tout d’abord géomètre, épousa en 1833 Marie CHAUVEROCHE qui lui donna un fils l’année suivante. Il décida quelques années plus tard de faire carrière à Paris en qualité de maître de pension privée. VIDAL exerça cette profession jusqu’en 1860 après avoir été gratifié de plusieurs médailles honorifiques décernées par la Société pour l’Instruction élémentaire.[12] Il était ensuite revenu à Saint-Flour pour y jouir paisiblement de sa retraite bien méritée. C’est durant cette période qu’il profita de ses rencontres au salon littéraire de sa ville, dont il fut l’un des membres assidus jusqu’à sa mort. Par ailleurs, comme nombre de ses ancêtres qui s’étaient intéressés à la res publica, VIDAL maintint la tradition familiale en se faisant élire membre du conseil municipal de Saint-Flour. Cependant, ce que cet homme érudit et affable appréciait sans doute le plus dans ses moments de liberté, c’était l’art de la création poétique comme les Soupirs d’amours le révèlent. VIDAL rédigea ainsi, dans sa demeure sanfloraine de la rue des Lacs, de nombreuses poésies qu’il remettait souvent sur le métier. Sa sensibilité avait été fortement aiguisée par trois événements : la perte de son fils unique en 1862, la défaite de 1870 et la mort de son épouse Marie CHAUVEROCHE en 1873. Les Soupirs d’amours apportent suffisamment d’éléments relatifs aux thèmes abordés par le poète, qu’il n’est pas nécessaire de les évoquer à nouveau dans ces présentes lignes s’intéressant plus particulièrement au moulin du Blaud.
       Nous savons, à partir de la liste des meubles mis en vente lors de la succession du poète VIDAL,[13] qu’il possédait peu d’outils et nous avons suggéré que l’homme de lettres préférait travailler ses alexandrins plutôt que le bois ou la terre. Mais le propriétaire-poète du Blaud qui venait de perdre ses proches, décida de ne pas laisser mourir le Blaud. Il en entreprit la rénovation et la modernisation en 1876.
       Des travaux avaient déjà été entamés au cours de l’année 1869. Le propriétaire s’était concentré sur l’entretien de la digue ou « pellière » qui retient les eaux pour alimenter le bief du moulin. Au coeur des manuscrits retrouvés dans les archives vidaliennes abandonnées à La Chassagne, se trouvait un reçu datant du 24 janvier 1869 signé Pierre DELORT attestant ces activités.[14] Le menuisier, propriétaire demeurant au Pirou sur la commune de Saint-Georges, avait été payé 117 Francs pour les « vingt-deux pieds d’arbres de pin » et les soixante mètres de bois que Jean Xavier Napoléon VIDAL lui avait commandés « pour la confection de la digue ».[15]
       Divers comptes de dépenses que le poète sanflorain avait dressés en 1876 se sont aussi retrouvés dans les vestiges de ses archives. Ils indiquent bien que le poète avait entrepris la rénovation et la modernisation du moulin du Blaud à cette date. Ces documents révèlent le nom des hommes qui travaillèrent sur le chantier et donnent aussi une impression des matériaux employés. Enfin, une facture du quincaillier de Saint-Flour Henry AMAGAT, dressée le 22 décembre 1876, donne la liste des petits éléments métallurgiques qui complète celle des matériaux nécessaires et indispensables aux travaux entrepris.

Les hommes de la rénovation de 1876

Les Cantaliens qui participèrent directement ou indirectement à la rénovation et à la modernisation du moulin du Blaud en 1876, sont nommés par leur patronyme et rarement par leur profession dans les relevés de comptes de VIDAL. Nos recherches ont mis en évidence qu’ils étaient ferblantier, journalier, maçon, maréchal-ferrant, menuisier, meunier-fermier, négociant ou quincaillier. Il fallut pour certains développer des hypothèses en attendant de pouvoir éventuellement rassembler d’autres précisions. En voici les noms et quelques informations complémentaires permettant de mieux les discerner :

       Agé de 25 ans au moment des travaux, Philéas BONNON,[16] bourrelier à Saint-Flour demeurant rue des Lacs, époux de Marguerite BOYER, est sans doute le fournisseur des cordes et des courroies. Ces moyens d’attache pouvaient être destinés à des dispositifs astucieux d’alerte de ‘fin de réserve’, à la suspension des trémies au-dessus des quatre tournants, ou bien encore à transmettre les mouvements rotatifs à des mécanismes secondaires. Il se pourrait cependant que VIDAL eût acheté son matériel chez le père de Philéas, Jacques BONNON âgé de 68 ans. Ce dernier demeurait au ‘faubourg de la Rivière’ de Saint-Flour et exerçait le même métier que son fils.
       Etienne DUTEL,[17] le meunier-fermier locataire du moulin depuis le 25 décembre 1874, âgé de 35 ans au moment des travaux, se chargeait avec son épouse de l’alimentation des artisans et du propriétaire du Moulin. Le meunier fournit ainsi 152 repas et collations à 1,50 Frs le jour. A cela s’ajouta la fourniture de 15 litres de vin pour le prix de 5 Frs. Le tout coûta donc 233 Frs[18] à VIDAL. L’épouse d’Etienne DUTEL, Marie ACHALME, est désignée comme ‘meunière’ dans les actes de naissance de leurs enfants. Le bail de 4 années qui venait d’être tacitement reconduit quelques mois avant le décès de VIDAL en 1878, ne semble avoir ensuite été reconduit qu’une seule fois par le propriétaire suivant, puisque dans l’acte de naissance de Léontine DUTEL en 1886,[19] Etienne DUTEL est qualifié de ‘journalier’ et son épouse de ‘ménagère’. L’ancien meunier qui avait hérité de la propriété de son père, sise au Bouchet sur la commune de Rageade, est peut-être allé y finir sa vie avec son épouse après le départ de leurs enfants adultes. Cela reste toutefois une hypothèse tant que nous n’aurons pas confirmation de l’existence ou non de leur acte de décès respectif dans l’État civil de Rageade (lequel est en ligne mais s’arrête, à ce jour, au 1er janvier 1913) conservé aux Archives départementales du Cantal.

 

NOTES
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[1] A.A.P.P.M.A.:  Association Agréée pour la Pêche et la Protection du Milieu Aquatique. L’association de Saint-Flour était connue jusqu’au 10 février 1998 sous le nom d’Amicale des Pêcheurs de la Haute-Auvergne (Journal officiel du 21 mars 2003, n° de parution 19980012, annonce 458).

[2] Cf. LAGARRIGUE, Bruno, Soupirs d’amours, œuvre romantique inédite du poète sanflorain Jean Xavier Napoléon Vidal 1804-1878, Éditions MFI, Nijmegen (NL), 2014, 493 pages.

[3] AMÉ, Émile, Dictionnaire topographique du département du Cantal comprenant les noms de lieu anciens et modernes, Imprimerie nationale, Paris, 1897, 631 pages, p. 50.

[4] Archives départementales du Cantal [que nous mentionnons désormais par ADC], ‘Terrier de la seigneurie de Maurs XVIème siècle’ : 3 E 234/120 ; NB : AMÉ, op. cit., p. XLIX, renvoie, sans doute par erreur, aux Archives du Puy-de-Dôme.

[5] ADC, ‘Terrier du chapitre de Villedieu’ de 1537 à 1551 : non repéré. Cf. AMÉ, op. cit., p. LI.

[6] AUBÉPIN, Ch., ESQUER, Gabriel et GRAND Roger,  Inventaire sommaire des Archives Départementales antérieures à 1790, Cantal, archives civiles, série E – Titres de famille – I, Aurillac, 1904, cahier E. 639, p. 176.

[7] Carte de Cassini, n° 54, feuille 127, 2e carreau, en haut à gauche.

[8] AUBÉPIN, Ch., ESQUER, Gabriel et GRAND Roger, op. cit., cahier E. 640, pp. 176-177. Le ‘chasal’ désigne une grange. Le ‘batifol’ est un moulin à fouler le drap dont le mécanisme est composé de marteaux ou maillets mus par un arbre à cames.

[9] Plan du Cadastre napoléonien, section A, B et C (Roffiac, Mazerat), ADC, 3 NUM 1256/10 1816.

[10] Cf. LAGARRIGUE, Bruno, op. cit., pp. 14-15.

[11] ADC, Minutes notariales, Saint-Flour, Paul AUSSET, 1879, cote 3e 264 932, n° 73-n°1173.

[12] Cf. LAGARRIGUE, Bruno, op. cit., p. 26.

[14] Pierre DELORT, fils de Jean et de Delphine JOUVE, veuf de Catherine FERRAND, est né le 8 avril 1813 (ADC, Saint-Georges, 5Mi 354/1 – 1813-1862, vue 5). Il est décédé âgé de 80 ans au Pirou, commune de Saint-Georges, le 21 février 1893 (ADC, Saint-Georges, 5Mi 355/4 – 1856-1906, vue 285).

[15] Cf. LAGARRIGUE, Bruno, op. cit., p. 30 et le Ms JXN_Vidal, f. 222sextr.

[16] Philéas BONNON, fils de Jacques BONON et de Marguerite CHAULIAGUET, est né à Saint-Flour le 5 février 1851 (ADC, Saint-Flour, naissances, 5Mi 345/1 – 1848-1853, vue 169). Il est décédé à Saint-Flour à l’âge de 54 ans le 2 juin 1894 (ADC, Saint-Flour, décès, 5Mi 353/3 – 1893-1906, vue 57). Il exerce la profession de bourrelier comme son père Jacques né à Saint-Flour le 5 février 1808 (ADC, Saint-Flour, naissances, 5Mi 343/1 – 1807-1810, vue 116).

[17] Etienne DUTEL, fils d’Etienne DUTEL et d’Anne LOMBARD, est né le 25 avril 1841 à Rageade (ADC, Rageade, naissances, 5Mi 287/6 – 1793-1862, vue 203). Il est décédé à une date et un lieu encore inconnus. Il avait épousé Marie ACHALME dont il eut 5 enfants tous nés à Roffiac.

[18] Cette somme de 233 Frs en 1876 est à peu près équivalente à 1165 euros en 2015. Selon Jean Marcel JEANNENEY, « le pouvoir d'achat d'un billet de 50 Frs [en 1878] était d'environ 1000 Frs [en 1988] » (cf. JEANNENEY, Jean Marcel, « Monnaie et mécanismes monétaires en France de 1878 à 1939 » dans la Revue de l'OFCE, année 1988, n° 24, pp. 5-53, p. 9). Ces 50 Frs de 1878 sont à peu près équivalents à 250 euros en 2015, en tenant compte de l'évolution de l'indice des prix à la consommation.

[19] Léontine DUTEL est née le 9 avril 1886 (ADC, Roffiac, 5Mi 299/1 – 1863-1906, vue 149).

♦♦♦

       Honoré LEVET,[20] maréchal ferrant de Roffiac, originaire de La Chapelle Laurent du canton de Massiac, est âgé de 75 ans au moment des travaux de rénovation effectués sur le Blaud. VIDAL paya 47,50 Frs pour ses fournitures.
       Jean PHILIBERT,[21] meunier de profession au Moulin des Varennes au Pont de Vernet sur la commune de Joursac, est probablement ce mécanicien spécialisé dans la reconstruction des moulins qui publia, en avril 1876 dans La Haute Auvergne, une annonce dans laquelle il proposait ses services.[22] PHILIBERT s’entend avec VIDAL et commence à travailler au Blaud le 9 juin 1876. Le 18 juillet, VIDAL lui verse ainsi une avance de 100 Frs. Il lui verse 50 Frs le 23 septembre et encore 250 Frs le 12 décembre 1876. Jean PHILIBERT rédigea à cette dernière date une quittance des 400 Frs,[23] tenant compte de ces avances, pour les ‘vingt journées de travail’ restant dues qu’il effectua. VIDAL lui avait aussi payé 300 Frs pour la pose de la meule neuve, 35 Frs pour un voyage à Clermont-Ferrant et 90 Frs de nourriture. Jean PHILIBERT avait reçu au total 825 Frs pour son travail. Il avait travaillé 72 jours, du 9 juin au 2 décembre 1876, comme l’atteste la liste des journées travaillées par le mécanicien qui l’avait rédigée sur sa quittance du 12 décembre 1876. L’artisan avait donc coûté à VIDAL près de 11,50 Frs à la journée.  
       Un autre menuisier, Pierre PHILIPPON père,[24] dit Bienfait, de Védrines-Saint-Loup et demeurant à Roffiac, est âgé de 60 ans durant les travaux qu’il effectua sur l’une des meules du moulin. Il se peut qu’il fût chargé de réaliser le coffrage ou les archures des nouvelles meules. VIDAL le paya 110 Frs.
       Selon les relevés de comptes, le propriétaire du Blaud avait payé 100 Frs un ouvrier nommé RABAT. Les registres d’État civil de Roffiac ne mentionnent pas ce patronyme. Les registres de Saint-Flour ont bien un Guillaume RABAS, journalier qui aurait été âgé de 21 ans au moment des travaux et qui mourut à Saint-Flour à l’âge de 46 ans.[25] Cependant, les dépenses de chaux et de ciment laissent supposer que ce serait plutôt Jean RABAT, maçon de Saint-Flour âgé de 31 ans au moment de cette rénovation du moulin du Blaud.[26] que VIDAL aurait engagé.
       Pour RÉGIMBAL, il s’agit probablement du marchand ferblantier de Saint-Flour, Jean Baptiste RÉGIMBAL[27] ou de son fils Pierre qui épousa Jeanne MEYNIEL.[28] VIDAL paya au moins 18,25 Frs pour ses fournitures.
       Enfin, Marc VAZIEUX,[29] ‘maréchal à Andelat’, pratiquait le même métier que son père Guillaume. Il était âgé de 44 ans lorsque VIDAL paya 153 Frs le travail qu’il avait effectué.

Les matériaux

La facture du petit matériel métallurgique acheté par VIDAL chez le quincaillier de Saint-Flour, Henry AMAGAT,[30] fait état d’un premier achat d’un kilo de pointes le 22 août 1875. Mais à partir du 6 juillet 1876 jusqu’au 18 novembre 1876, c’est un total de 26,5 kilos de pointes diverses que VIDAL acheta chez son fournisseur. Cette masse importante de clous laisse aisément imaginer les bruits répétés des marteaux qui se sont régulièrement fait entendre sur le chantier du Blaud, durant le second semestre de l’année 1876. VIDAL fit aussi l’achat de plus de 4 kilos de boulons, de plus de 5 kilos de ‘fer ruban’, d’un loquet et d’une sonnette. Cette dernière était peut-être celle qui devait être installée dans la salle des meules, et qui était activée au moyen de la cordelette d’un système ingénieux pour alerter le meunier que sa trémie en ‘ fin de réserve’ devait à nouveau être alimentée en grains.
       Le scieur de long PINET, non identifié, ‘reçu de Mr VIDAL Napoléon, propriétaire du Blaud, la somme de 164 Frs pour sciage de planches fait sur le dit domaine au mois de février 1875’.[31]
       La paire de meules provenant de la Ferté-sous-Jouarre a coûté 550 Frs, ce qui fait environ 2750 euros en 2015. VIDAL les acheta à Clermont-Ferrand auprès d’un certain VIDAILLET. Il s’agit peut-être du négociant Louis VIDAILLET[32] de cette ville ou bien son frère Alexis VIDAILLET,[33] ‘tamisier’ qui avait épousé Marie VEYSSET à Clermont-Ferrand le 15 juillet 1851 ou encore leur frère Firmin VIDAILLET qui exerçait dans cette ville le même métier qu’Alexis. Au moment des travaux de rénovation entrepris au Blaud en 1876, Louis avait 31 ans, Firmin 47 ans et Alexis 49 ans. Il convient de remarquer qu’aucun autre VIDAILLET n’a été repéré dans les registres d’État civil de Clermont-Ferrand entre 1802 et 1902.
       Le ‘mécanisme’, dont la désignation demeure insuffisante pour savoir à quel élément du moulin renvoyait VIDAL dans ses relevés de comptes, fut acheté à Clermont-Ferrand à un certain DUBOIS pour la somme de 335 Frs (soit environ 1675 euros en 2015). Ce prix relativement élevé pourrait laisser entendre qu’il s’agissait du rouet, cette roue à pales ou à godets en bois qui représente l’élément moteur de la mécanique du moulin à eau horizontal. Les recherches effectuées dans l’État civil clermontois laissent au moins deux possibilités : le mécanisme en question aurait pu être confectionné soit par le vieux menuisier Jean Alexandre DUBOIS[34] qui aurait eu alors 76 ans, soit par son confrère plus jeune Michel DUBOIS[35] âgé de 58 ans au moment des travaux du Blaud. Les informations sont toutefois encore insuffisantes pour confirmer l’une ou l’autre de ces hypothèses.
       Dans ses relevés de comptes, VIDAL mentionne encore l’achat de ciment, de chaux, de soies et de rideaux pour le blutoir, d’une porte d’étain, de bois employé pour la meule neuve et de tuiles.
       En 1876, ce sont donc des ‘tuiles creuses’ ou romaines et non des ardoises qui sont achetées par le poète pour restaurer la toiture de son moulin. L’alinéa 3 de la désignation des immeubles donnée dans le cahier des charges de la vente du domaine du Blaud le confirme. Cela pourrait soulever la question de savoir pourquoi les ardoises ont remplacé les tuiles lors de la rénovation de 1991. Il faut supposer que les modifications imposées ou délibérément adoptées n’avaient pas pour objectif de respecter totalement l’architecture d’origine des bâtiments en raison probablement de l’état de délabrement où ils se trouvaient. Le rehaussement des pignons peut avoir ainsi conduit à l’adoption de l’ardoise bleue. Il est vrai que l’ardoise des carrières d’Allassac en Corrèze s’était largement répandue dans le Cantal au cours du 19e siècle, mais une ancienne carte postale du Moulin du Blaud révèle pourtant que le moulin était couvert de tuiles romaines. Même si certains puristes auraient sûrement préféré que l’authenticité des bâtiments fût strictement respectée et que le foulon et le moulin à chanvre de la section n° 325 du cadastre napoléonien eussent pu être sauvés ou reconstruits, il serait déplacé de ne pas reconnaître tout le beau travail de sauvetage réalisé par l’association A.A.P.P.M.A. du Pays de Saint-Flour, d’autant plus que le site n’était pas classé ni inscrit aux monuments historiques. Il est alors légitime que les architectes et autres décideurs aient pu endosser, à l’instar de l’historien de l’art Viollet-le-Duc, le rôle d’architectes-savants-poètes du XIXe,[36] car le résultat n’aurait sûrement pas déplu à son ancien propriétaire romantique qui venait aussi y trouver l’inspiration pendant la belle saison.
       Si l’âme du poète sanflorain Jean Xavier Napoléon VIDAL qui avait fait carrière comme enseignant, rôde parfois encore autour du domaine du Blaud, elle doit probablement se réjouir de voir des groupes scolaires profiter des installations du Moulin remis entièrement à neuf. L’esprit pédagogique de l’association veillant à redonner leur place aux espèces halieutiques sauvages, correspond bien aussi à celui du poète qui aimait la nature, l’enseignement et les sciences.

Épilogue

Le chantier de rénovation du Blaud en 1876 se termina au début du mois de décembre. Ceci est confirmé par la liste des journées travaillées du mécanicien Jean PHILIBERT. Celui-ci l’avait rédigée sur sa quittance du 12 décembre 1876 déjà mentionnée. Le coût total des travaux s’était élevé environ à 2844,75 Frs soit 14.223 euros de nos jours. Les nouvelles meules, le nouveau mécanisme et le blutoir mis en place assuraient la modernisation et le bon fonctionnement du moulin. Cela en garantissait aussi la pérennité : les meuniers successifs du Blaud allaient pouvoir moudre correctement du grain jusqu’en 1917.[37]
       En dépit de son mérite d’avoir su mener le chantier à son terme, le poète sanflorain profita peu de son moulin. Un an et demi après la fin des travaux, il meurt à Saint-Flour le 1er août 1878. La nièce de VIDAL, Marie BORY-VIDAL, son exécutrice testamentaire, se chargea de la vente du domaine. Après l’échec de la vente aux enchères organisée par le notaire de Saint-Flour Paul AUSSET les 1er et 14 juin 1879,[38] le moulin du Blaud fut vendu à l’amiable le 2 août 1880 à un « renard bien cravaté » dénommé Hippolyte Mary RAYNAUD[39] qui défraya bien souvent la chronique de son temps.

                                                                             Bruno Lagarrigue

NOTES
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[20] Honoré LEVET, né le 26 Messidor an IX (= 15 juillet 1801 ; ADC, La Chapelle-Laurent, naissances, 5Mi 94/6 – 1793-1862, vue 52) ; veuf en premières noces de Christine MALLET et veuf en secondes noces d’Antoinette BADUEL, est décédé à Roffiac le 29 mai 1878, âgé de 77 ans (ADC, Roffiac, décès, 5Mi 300/2 – 1863-1906, vue 95. Les déclarants, sans doute mal informés, lui donnent ‘84 ans’).

[21] Jean PHILIBERT, fils de Guillaume et de Anne CHASTANG, né le 23 nivôse an X [=13 janvier 1802], est veuf en premières noces de Jeanne PHILIBERT (décédée le 5 février 1853 ; ADC, Joursac, décès, 5Mi 151/4 – 1793-1867, vue 343 ; dans cet acte son époux est prénommé ‘Pierre’), et le 7 février 1855, il épouse en secondes noces Jeanne RAOUL (ADC, Joursac, mariages, 5Mi 151/2 – 1793-1867, vues 363-364. Dans cet acte de mariage, il est bien désigné veuf de Jeanne PHILIBERT).

[22] Cf. LAGARRIGUE, Bruno, op. cit., p. 31, note xxii.

[24] Pierre PHILIPPON, né le 15 mars 1816 à Védrines-Saint-Loup (ADC, Védrines-Saint-Loup, naissances, 5Mi 453/4-b – 1793-1844, vue 150), veuf en premières noces de Catherine BERTHET et ‘veuf de Marie BOREL’, est décédé à Roffiac le 4 octobre 1885 âgé de 71 ans (ADC, Roffiac, décès, 5Mi 300/2 – 1863-1906, vue 139).

[25] Guillaume RABAS, fils de Catherine RABAS et de père inconnu, né à Saint-Flour le 15 août 1844 (ADC, Saint-Flour, naissance, 5Mi 344/4 – 1842-1847, vues 180-181) est décédé le 24 janvier 1891 (ADC, Saint-Flour, décès, 5Mi 353/2 – 1884-1892, vue 307).

[26] Jean RABAT, fils d’Etienne RABAT et de Louise MARLIAC, est né au Pirou à Saint-Georges le 30 novembre 1834 (ADC, Saint-Georges, naissances, 5Mi 354/1 – 1813-1862, vue 172). Il  est décédé le 3 novembre 1891 à l’âge de 56 ans (ADC, Saint-Flour, décès, 5Mi 353/2 – 1884-1892, vue 327).

[27] Jean Baptiste RÉGIMBAL, ferblantier, décédé à Saint-Flour le 19 décembre 1888 à l’âge de 60 ans, veuf en premières noces de Jeanne PESCHAUD et en secondes noces de Marie LAGRIFFOUL (ADC, Saint-Flour, décès, 5Mi 353/2 – 1884-1892, vue 216).

[28] Pierre RÉGIMBAL, fils de Jean Baptiste RÉGIMBAL et de Jeanne PESCHAUD, né à Saint-Flour le 2 mai 1850 (ADC, Saint-Flour, naissances, 5Mi 345/1 – 1848-1853, vues 122-123), épousa Jeanne MEYNIEL le 2 octobre 1872 (ADC, Saint-Flour, mariages, 5Mi 349/2 – 1867-1872, vue 323).

[29] Marc VAZIEUX, né à Andelat le 25 février 1832 (ADC, Andelat, naissances, 5Mi 9/3 – 1793-1836, vue 333), époux de Marguerite MILLIOT, est décédé à Andelat le 9 octobre 1883 âgé de 51 ans (ADC, Andelat, décès, 5Mi 10/6 – 1873-1906, vue 63).

[30] Henry AMAGAT, né à Saint-Flour le 29 novembre 1818 (ADC, Saint-Flour, naissances, 5Mi 343/3 – 1815-1818, vue 385), épouse Marguerite Adèle HENRY le 10 juillet 1839 (ADC, Saint-Flour, mariages, 5Mi 348/2 – 1839-1845, vues 55-57). Il meurt dans la même ville le 10 septembre 1879 âgé de 61 ans (ADC, Saint-Flour, décès, 5Mi 353/1 – 1875-1883, vue 201).

[31] Ms JXN_Vidal, f° 222quat r.

[32] Louis VIDAILLET, négociant demeurant au n° 17 de l’Avenue du Château Rouge à Clermont-Ferrand, au jour de son décès, célibataire, fils de François [=Jean] VIDAILLET et de Marie [Jeanne Paule] ESQUERRÉ (cf. Archives départementales de la Haute-Garonne, Liste nominative de la population, Boulogne-sur-Gesse, 1846, 1 NUM AC 104, vue 11, rue de l’Église), natif de Boulogne-sur-Gesse, est décédé à l’âge de 57 ans le 14 novembre 1902 (Archives départementales du Puy-de-Dôme, décès, Clermont-Ferrand, 6E 2330 – 1902, vue 151).

[33] Alexis VIDAILLET, ‘tamisier’ demeurant au n° 2 de la rue Ballainvilliers à Clermont-Ferrand au jour de son mariage, fils du menuisier Jean VIDAILLET et de Jeanne Paule ESQUERRÉ (cf. Archives départementales de la Haute-Garonne, Liste nominative de la population, Boulogne-sur-Gesse, 1841, 1 NUM AC 103, vue 12, rue de l’Église), né le 9 mars 1827 à Boulogne-sur-Gesse (Haute-Garonne), épousa Marie Françoise VEYSSET le 15 juillet 1851 (Archives départementales du Puy-de-Dôme, mariages, Clermont-Ferrand, 6E 113 166, vue 96).

[34] Jean Alexandre DUBOIS né le 23 septembre 1800 à Bourg-Lastic, est âgé de 62 ans lorsqu’il épouse Marie BONHOMME le 16 avril 1863 (Archives départementales du Puy-de-Dôme, mariages, Clermont-Ferrand, 6E 113 178, vue 63).

[35] Michel DUBOIS, né le 13 mai 1818 à la Roche Blanche, fils de François DUBOIS et de Jeanne CHARDAT, épousa Jacquette Joséphine CHAMBE le 11 juillet 1842 (Archives départementales du Puy-de-Dôme, mariages, Clermont-Ferrand, 6E 113 157, vue 104).

[36] Cf. FOUCART, Bruno, ‘‘L’exposition Viollet-le-Duc au grand palais à Paris(1979-1980).’’ Dans Viollet-le-Duc à Pierrefonds et dans l'Oise, Éditions du patrimoine. Centre de monuments nationaux, 2008, pp. 3-5.

[37] Jean CHEVALIER eut la confirmation orale de cette date par un vieil habitant de Roffiac.

[38] ADC, Minutes notariales, Saint-Flour, Paul AUSSET, 1879, cote 3E 264 932, n° 73/n° 1173. Il convient de noter que les recherches complémentaires réalisées, après la publication des Soupirs d’amours, par Mme Lydia LUCCHI des Archives Municipales de Saint-Flour, ont révélé que Vidal avait tenté, en vain, de vendre son domaine peu avant de mourir, comme le prouve l’annonce publiée le 23 février 1878 dans La Haute-Auvergne.

[39] Cf. LAGARRIGUE, Bruno, op. cit., pp. 33-34, Annexe 6, pp. 390-395 et p. 409, note 60. La biographie peu banale d’Hippolyte-Mary RAYNAUD (cliquez sur 'biographie') est donnée dans JOLLY, Jean (dir.), Dictionnaire des parlementaires français, notices biographiques sur les ministres, députés et sénateurs de 1889 à 1940…, Paris, PUF, 1960-1977, 8 volumes, vol. 8 (R-Z). Pour comprendre le comportement d’un ‘renard bien cravaté’, nous renvoyons à l’article instructif de OUIMET, G., ‘Criminel en col blanc de grande envergure. Un renard bien cravaté.Psychologie française 56, 2011, pp. 239-258.

 

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